L'effet NS
Longtemps, très longtemps, trop longtemps, j’ai fait partie de la France qui se lève tôt.
Très tôt.
Trop tôt.
Toute petite déjà*’, mes parents, en bons soixante-huitards festifs qu’ils étaient, me vouaient aux Gémonies*’’ quand je débarquais dans leur plumard pour le câlin du matin aux alentours de 5 heures AM alors qu’ils n’étaient couchés que depuis 20 minutes à tout casser.
Les gens normaux en sont à leur première pause café au bureau, tandis que moi j’entame la seconde partie de ma journée. Ça m’a souvent joué des tours : genre je pète la forme, ça fait 4 bonnes plombes que je suis en vie, je tends la main et téléphone à un(e) cop qui m’envoie me faire voir chez les grecs subtilement en grommelant :
–– Ça va pas la tête ? T’as vu l’heure qu’il est ?
Ou alors (plus subtil, copa(in(e)) plus réveillé(e) ) :
–– Mhm, tu fais chier…T’es pas encore rentrée du Canada ?
Oups !*
C’est vrai que moi j’ai pris mon café, corrigé une demi tonne de copie, écrit mes vingt lignes quotidiennes (et plus si affinités), remanié un texte, rédigé une note de blog, un cours ou un article**, fait partir une lessive et la vaisselle du petit déjeuner, je suis sellée, bridée, prête à bondir.***
Une vraie pub UMP.** **
Lorsque j’avais les gosses et l’Homme (n°1 ou n°2) à la maison, ces heures magiques où personne ne bougeait nulle part sauf dans son lit étaient l’unique intervalle de la journée pendant lequel ON ne me demandait RIEN.*** ** J’y tenais comme à la prunelle des yeux de quelqu’un d’autre. *** ****
N’empêche que ce handicap social doublé d’une bonne dose de nécessité vitale me faisait souvent regarder **** **** par mes prochain(e)s comme une espèce de folle ou de sainte. **** *****
Plus maintenant. Enfin, plus trop. Je subis une concurrence déloyale. Je ne sais pas si vous avez remarqué mais depuis quelque années, tout le monde bosse, tout le temps, à des heures largement aussi indues que les miennes (quoique souvent plutôt situées sur l’AUTRE côté du cadran) mais surtout tout le monde le dit TOUT LE TEMPS.
C’est incroyable.
Dans les années 90, personne ne faisait le malin avec ça. Non, le fin du fin, c’était :
–– Je viens de passer trois semaines à rien glander aux Seychelles.***** *****
Si en prime on rentrait pâle comme une limande, c’est qu’on ne s’était même pas donné la peine de bronzer. Le summum en matière de glande de luxe. À la limite, on pouvait avouer avoir piqué une tête dans la piscine, mais c’était vraiment mieux si le plongeon avait eu lieu tout habillé et sous l’emprise de substances euphorisantes plus ou moins légales*’bis. Lire pendant la période n’était pas tout à fait considéré comme de la triche, sauf si le sujet du bouquin affichait une proximité même lointaine avec son taf ou ses études.***** ***** *
La vraie vie, c’était ça. La paresse, l’ivresse, la glandouille, le rien, le bonheur du vide – notamment intellectuel – sidéral et ultime, garanti métaphysique free. « Heureux comme un pape, actif comme un panier » pour paraphraser Brassens en illustrant la chose. C’était la CIVILISATION DES LOISIRS et on nous répétait vaguement tous les jours que chaque seconde qui nous éloignait des cavernes nous envoyait là :
non bronzer aux seychelles.
On parlait "d'aliénation par le travail". Workaholic, c'était une pathologie mentale grave (en plus d'un mot à l'orthographe rigoureusement impossible), pas une qualité.
Le général de Gaulle lui-même nous sussurait gentiment "La vie n'est pas le travail, travailler sans cesse rend fou." Il s'y connaissait en mégalomanie, Mongénéral.
Et les robots allaient libérer la Femme et l’Homme de la servitude.
Peut-être qu’ils (elles) allaient pouvoir se consacrer entièrement un jour aux choses réellement importantes :
Décider si on en resterait aux mojitos pour le repas ou si on continuerait par un bon brouilly, par exemple.
Yeah !
La chanson a franchement changé ces derniers temps, trouvé-je. Je croise de plus en plus de gens écrasés de boulot ou qui, du moins, le clament, le braillent, font des signaux de fumée pour signaler qu’ils triment. À fond. Dont c’est le sujet de conversation récurrent (Et attention, le sujet récurrent n’est PAS vraiment le vrai taf dont ils se plaignent mais le fait qu’ils le FONT) et jusque dans leurs statuts FB.
« J’ai la tête dans le guidon » semble être le refrain du siècle et tout en feignant de s’en plaindre, prenant des airs martyrs et dolents, on vous fait tout de même comprendre que le travail, y’a que ça de vrai, qu’on s’y épanouit et qu’on mourrait sans.
Au point que parfois, j’éprouve un certain doute quant à la réalité de l’assertion ; un peu comme lorsqu’on me répète 4 fois d’un ton pincé que « Non, non, ça n’est pas une question de personne. » avant de me refuser un truc. Il y a des choses évidentes normalement qui n’ont pas besoin d’être dites, à moins qu’on ne soit pas intimement persuadé de leur véracité et qu’on se croit obligé de les marteler pour les mener à l’existence.
Même en classe, j'ai du mal à prôner les vertus du travail à mes élèves, enfin celles de l'épanouissement personnel. J'ai toujours refusé de jouer l'escroquerie "apprendre en s'amusant", le travail peut être intéressant, leur dis-je, c'est déjà le maximum qu'on peut lui demander. J'insiste même parfois sur le fait qu'ils vont en chier grave mais qu'il faut en passer par là pour se garantir le minimum de loisir et de liberté ultérieurement. Le travail, c'est dur ;
Bref, il faut le faire, c'est clair mais de là à en parler tout le temps, en prime ?
Non, je ne vois pas...
En outre (ma cop Anne Fakhouri n’est pas la seule à aimer cette expression, de même qu’elle se lève à des heures massivement aussi indues que les miennes) à ce rythme de vie effréné affiché avec tant de panache par quatre-vingt pour cent de mon entourage, les accidents cardio-vasculaires devraient pleuvoir comme des hallebardes, les dépressions nerveuses se suivre comme des lemmings, les suicides s’enchaîner comme des suffragettes, tandis que les crises d’amok décimeraient tous les open spaces.
On me susurre dans l’oreillette, que c’est effectivement le cas.
Moi-même, je me suis fait dire récemment par un ami :
« Tu sais que tu en es à ton troisième message « boulot » sur le forum ? »
Oups. Promis, j’l’f’rai pu.
Et pourquoi, ne le ferai-je plus ?
Parce que je ne peux pas me départir de la sensation troublante que nous allons droit au gouffre, au piège ultime avec cette glorification du boulot tout azimuts.
Pour trois raisons.
a) la première c’est que la plupart insistent ÉNORMEMENT sur la quantité de boulot qu’ils abattent et qu’ils glissent discrétos, sur la qualité dudit boulot. Et je trouve ça super louche. On est en plein storytelling. C’est une campagne électorale ou quoi ?
« Vite fait mal fait » c’était le refrain de ma GM, je reste persuadée que la vieille garce n’avait pas tort.
La quantité au détriment de la qualité nous savons où ça va. Sorry, mais le travail même acharné ne se conçoit pas sans talent, réflexion (et donc horreur ! Pause et regard en arrière, et donc Argh ! Perte de temps ! Et donc Oups ! Perte apparente de productivité. Et ça actuellement c’est clair, c’est le mal. Vive les tâcherons, mort à la création !) recherches etc etc…
b) Ensuite, parce que c’est quand même bizarre qu’au moment où le chômage crève le plafond du supportable en Europe, tout le monde se mette à agiter les drapeaux pour monter à quel point, « On » est indispensable au bon fonctionnement de la société, de l’entreprise, du couple, rayez la mention inutile.
c) Ça arrange qui, dites-moi, tous ces gens prêts à tout pour bosser à n’importe quel prix ? Mhm ? Elle est où, la libération de la servitude ? ***** ***** ****
Ça nous mène où ? ***** ***** *****
À ce que j'appelle l'effet NS, pour des raisons évidentes que je ne me donnerais même pas la peine d'expliquer.
C'est-à-dire à la malbouffe, au facteur qui sonne plus et qui prétend que vous étiez absent parce que sa tournée lui impose de faire un max de boîtes plutôt que de bons services, au prof qui face à trente-cinq élèves ne peut pas matériellement donner une minute à chacun d’entre eux, à l’écrivain qui balance sagement des kilomètres de textes mal branlés mais rendus à l’heure pile poil, au SAV qui gère la colère du client pas la panne en le balançant de services en services, à la vache folle, au déni de la SF (Ah non tiens pas ça), à la petite phrase assassine dans le discours politique qui masque TOUT le fond dudit discours, aux gens qui prétendent « optimiser leur temps » en lisant de « bons trucs » plutôt que des trucs qui leur fassent plaisir, etc… enfin bref vous voyez ça va loin, et partout.
Il y a peu, on m’a demandé :
« Dis, Jeanne, comment tu fais, Tu es prof, mère de deux gamins dont un qui est autiste, écrivain. Où tu trouves le temps de tout faire ? »
J’ai répondu :
« Ben, c’est simple, d’abord j’ai pas la télé ; ensuite j’essaie pas de TOUT réussir à la fois.»
Cet aveu de non toute-puissance a scié mon interlocutrice qui tente, elle, la malheureuse d’être vraiment superwoman. Elle a complètement avalé le storytelling. Si on veut faire le boulot il faut s’y mettre, quitte à en crever. Et en parler souvent, sinon on n'est pas crédible, ni socialement acceptable. Et surtout planquer qu’on plante parfois.
Moi pas.
Je planque pas, ni que je plante souvent ni que je ne réussis pas à tout faire et vous savez quoi ?
Ça ne me pose pas le moindre problème moral.
J’ai renoncé depuis longtemps à être le bon dieu, je préfère les mojitos.
Je vais faire un effort de résistance, tiens.
Demain, je traîne au lit jusqu’à 5 heures et demie.
*’ et bis Anacoluthe, ta mère !
*’’ C’est du latin.
* Si. Y’a trois ans.
** Oui, t’inquiète Lucie, je pense à toi.
***Bon, en échange, il est inutile de me demander le moindre travail créatif passé 14 heures.***’
***’ Rassurez-vous, ça m’empêche pas d’arriver à la bourre comme tout le monde : y’a toujours un truc que j’oublie en dernière minute.
** **Avouons aussi que je suis roulée en boule dans les bras de Morphée dès 22h si on me laisse faire ; sans compter les luxurieuses siestes que les hasards de l’emploi du temps et du calendrier me permettent de faire environ 4 jours par semaine.
*** ** « T’as pas vu mes chaussettes/cartable/clés de voiture/pull noir ? » « Maman, je mets quoi/prend quoi/vais où ? »*** ***
*** *** Un sac/ une baffe/ où tu veux mais très loin ?
**** *** Je ne tiens à RIEN plus qu’à la prunelle de mes yeux, c’est un peu mon instrument de loisirs de base, entre autres.
**** **** Par ceux que je n’ai pas réveillé indûment par un coup de fil inopportun dans la semaine précédente.
**** ***** Bon, là j’en remets un pneu, j’avoue.
***** ***** Ou à Plouvignac ker Shwartzbourg, terre de nos ancêtres, les corso-bretons.
***** ***** * On tient peut-être là un des paramètres du succès populaire de la SF dans les années 80 ***** ***** **
***** ***** ** Mais non je déconne !
***** ***** *** Surtout la femme, faut dire. On n’a pas étudié encore l’influence de l’invention de la machine à laver sur le vote des femmes. C’est dommage.
***** ***** **** Non, pas là.
***** ***** ***** Ni là. ***** ***** ***** *
***** ***** ***** * Mais dans celui des travailleurs, c’est sûr.