"Rome, les Armes et les Mots" Lucien Jerphagnon
Lucien Jerphagnon est mort.
Il y a quatre jours.
Pour de vrai.
Le salaud.
Je ne le lui pardonnerai jamais.
Il n’a pas été mon professeur ni mon maître parce que si j’ai écouté (pas toujours religieusement, et même souvent en lisant sous la table) quelques-uns des premiers, j’ai toujours refusé qu’il existe des seconds (il y eut quelques tentatives, mais toutes se soldèrent dans le sang et les larmes), et, de plus, (ça aide) je ne l’ai jamais rencontré. Mais j’aimais beaucoup cet homme-là qui, avec Mademoiselle L.* au lycée et Monsieur V.*’ à la fac, est l’un des trois grands responsables de mes séances de tortures hebdo avec des élèves de collège consternés par l’existence des déclinaisons et passant trois ans en ma compagnie à confondre la chose avec les conjugaisons.
Mademoiselle L. m’avait fait comprendre le défi intellectuel de la traduction latine, cette équation parfois redoutable mais si rigolote qu’on résout à coup de logique formelle doublée d’intuition contextuelle. Monsieur V., lui, m’avait appris qu’en prime les textes eux-mêmes étaient parfois largement plus fun qu’un roman pop du dix-neuvième siècle ou même qu’un tome d’E. E. Doc Smith.
Ah ce Monsieur V., je me souviendrai toujours de nos regards méfiants d’étudiants formatés devant le verbe « glubit** » refusant de croire que ça voulait dire, eh bien ce que ça voulait dire, malgré les assertions de l’Oxford Dictionnary et la malice qui pointait dans son œil toute la séance.
Jerphagnon, Monsieur V. l’avait connu, lui. Cette malice-là, il fallait bien qu'il l'aie prise quelque part.
C’est Monsieur V. qui m’a mis dans les mains ce livre : « Rome, les Armes et les mots » de Lucien Jerphagnon.
Après je n’ai plus jamais étudié l’histoire romaine de la même façon, non plus que l’histoire, tout court.
Dans « Les Armes et les Mots » Jerphagnon raconte l’empire et les Césars d’une façon à nulle autre pareille. Il démonte tout et il démontre tout.
Et en plus on se marre.
Il dit combien les monstres sanglants qui nous ont fait frémir dans Suetone et Tite-Live pourraient bien avoir été les « victimes » (a posteriori, hein, rassurez-vous, je suis sûre que Neron s’est bien amusé tout de même) de la propagande du sénat usant de toutes les rumeurs les plus basses et les plus contradictoires afin de contrecarrer le pouvoir de ces électrons libres qui entendaient régner sans lui. Au passage, Jerphagnon joue à mesurer le type de calomnie suivant le degré d’indépendance du César en question, c’est très drôle. C’est très intelligent aussi, et comme toujours avec l’histoire romaine, les parallèles avec le monde contemporain surgissent aussitôt.
Sans compter qu’il démontre également, après nous avoir brossé presque deux cent ans d’Empire d’une plume alerte et trempée dans l’acide, combien nos propres dirigeants, de l’Ancien Régime à la Révolution et plus tard, chaque République, ont utilisé l’histoire romaine à leur propres fins – pas toujours nobles – dans le but avoué de former des esprits dévoués à ces mêmes régimes.
« Les Armes et les Mots », pour faire simple, c’est l’histoire de l’utilisation de l’histoire romaine à des fins de propagande et d’éducation politique à travers les siècles. C’est passionnant, sisi. Un de ces livres qui, lorsque vous les refermez, vous a fait tomber pas mal de laine du dos, et qui, quand vous bêlez avec le troupeau, rend votre bêlement un peu plus mélodieux.
Laudator temporis acti***, c'était quand même mieux avant quand vous êtiez là, Lucien, et que moins sérieux parfois que dans « Les Armes et les Mots », vous releviez les pépites du pessismisme intergénérationnel ;
si je vous avais su malade, sûr que j'aurais tenté de recruter Rachel Bloom pour faire votre éloge, vous auriez adoré.
Reposez, cher Lucien****, dans ma bibliothèque, vous allez me manquer.
* et *’ Que nous appellerons ainsi afin de préserver leur anonymat et la paix de leurs esprits. Songez que ces braves gens m’ont eue en classe trois et quatre années de suite, ils ont mérité une retraite exempte du remord d’avoir livré le monde au Mal et la déception devant ce que j’ai fait de leur enseignement.
** Non, je ne vous le dirai pas, nananère !
*** C'est du latin.
**** Vous permettez bien sûr que je vous appelle Lucien même si on n'a pas bu des coups ensemble***** ? Notez que que si ça vous froissait je serais ravie que vous me hantiez.
***** Merci Anne ******
****** Laissez, ma cops et moi, on se comprend.