Dix conseils à un très jeune écrivain
(Que nous appellerons Toto afin de préserver son anonymat.)
Conseil 1&2
1) Avoir une vie d’abord : pour raconter des trucs, faut avoir des trucs à raconter. (SiSi, relis cette phrase sans remuer les lèvres, tu verras qu’elle a un sens, en fait)
Bon, je*’ t’accorde que les sœurs Brontë (Au hasard. Non je ricane pas !*), coincées dans leurs landes funèbres avec leur frère malade et leur père pasteur, n’ont pas eu la vie la plus palpitante de leur siècle mais la famille avait suffisamment de noeuds au cerveau pour se faire Indiana Jones, dans le cortex préfrontal entre deux tasses de thé. Ceci semble une spécialité anglaise, la mère Austen n’était pas mal non plus dans le genre « J’ai à peine une vie mais je vais vous la monter en épingle.»
(Et d’ailleurs elle fut courte).
Être écrivain, c’est être, tout court. Déjà. De base.
(Ça marche aussi avec plombier-zingueur mais c’est moins glam. C’est vrai.)
(Cela dit, je suppute qu’un plombier-zingueur aurait moins de mal à se mettre à l’écriture que moi à la tuyauterie, faut voir.)
Quand on prétend balancer son ego dans les gencives des gens, rendre cet ego un minimum distrayant est la moindre des politesses.
Et distrayant, ça ne veut pas forcément dire "puant d'orgueil, crevant de morgue et insupportable à ses frères humains". Je connais plein d'écrivains qui sont la crème des hommes et des femmes. Alors je sais que c'est très bien porté chez les artistes d'avoir un caractère de merde mais je jure que c'est une option totalement optionelle.
Le fait d'écrire ne fait pas de toi un meilleur humain, ça fait juste de toi un humain... qui écrit, quand d'autres améliorent tout aussi significativement la vie de leurs concitoyens en débouchant leurs conduites d'eaux usagées.
2) Lire, lire, lire, lire, lire, lire.
(Même les matins où avoir une vie consiste pour toi à tester les suites de l’ingestion vespérale en quantités déraisonnables de substances néfastes quoique légales. Pendant que tu liras, tu auras moins mal au crâne.).
2.a Lire pour le plaisir d’abord. Parce que, Toto, si tu n’aimes pas lire toi-même comment peux-tu espérer donner envie de TE lire ?
(Ceci est valable pour les profs^^)
2.b Lire pour t’imprégner et entendre la voix des autres entre leurs lignes.
(Et lorsque tu l’auras entendue : trouver la tienne propre)
(Ça vient pas tout seul – y’a toujours un passage, court chez les uns, long chez les autres – où on ne peut pas s’empêcher de beugler comme Flaubert, tonner comme Hugo, siffloter nerveusement comme Maupassant, murmurer du tentacule comme Lovecraft, enchanter comme Tolkien, ou marmoréer**** comme Howard avant de se mettre à clamer comme soi-même.)
2.c Lire pour ressentir. Tout ce que les autres ont ressenti se trouve dans les livres, décliné de mille façons différentes. Ne te lance pas dans une scène « d’intimité profonde entre le héros et l’héroïne » (ou toutes sortes de combinaisons majeures et consentantes), si tu n’en as jamais lu, tout du moins.
(J’aurais tendance à souligner a fortiori « si tu n’en as jamais vécu » ; mais et d’une, tu es un peu jeune Toto ; et de deux, j’ai jamais vécu de batailles spatiales non plus. Cela dit quelque chose me susurre que la bataille spatiale, ça peut vaguement s’imaginer à partir de pas grand-chose – genre un accident de voiture, d’avion, ou même une agression dans un ascenseur – la scène « d’intimité profonde entre héros » non. C’est pas juste, je sais, mais y’a pas de justice, c’est un fait établi depuis que tu as cessé de croire au Père Noël.)
(Ceci est valable pour tout le monde.)
2.d Lire pour comprendre.
(Ta vie, l’amour, les vaches, la mort, l’univers, le reste, tomber sur la réponse 42 et se dire qu’au fond tout ça n’est pas si grave)
(Ceci est valable pour tout le monde).
2.e Lire pour partager.
Avec l'écrivain d'abord, avec tes proches ensuite. Il y a autant de façon de lire un livre que d'en écrire. C'est toujours amusant de comparer les lectures qu'on fait avec celles du voisin et de visualiser le gouffre. Genre vous adorez ton binôme et toi l'oeuvre de Robert Heinlein et au fil de la conversation, tu t'aperçois que vos raisons sont diamétralement opposées. Lui, il aime les cours de balistique de 10 pages, toi tu adores les combats au canif en combinaison spatiale. Ou bien tel passage t'a semblé d'une absolue vérité qui t'a rapproché au plus près de la définition même de sensualité, pour ton voisin c'est le moment barbant où l'héroïne change de marque de bain moussant.
À ce moment-là, tu comprends plein de choses normalement sur l'acte d'écrire, de lire et de la liberté qu'on y trouve.
(Des dangers qui y croisent également.)
2.f Lire pour apprendre.
(OK, c’est là que ça devient chiant.)
Au moins la géométrie euclidienne.
(Ça t’évitera de dire des conneries le jour où tu décriras 4 copains essayant de changer la moquette du Temple Maudit.)
(Mais ceci est valable également pour tout le monde, même quand on a pas de Temple Maudit en chantier, poser une moquette est un exercice délicat qui finit toujours par nous tomber dessus au moment où on s’y attend le moins).
Et pas seulement la géométrie (liste non exhaustive) :
l’art de la dentelle, de la gravure sur cuir, les grenades à fragmentations, l’araméen, la cuisine du poulet, le laadan, les porte-avions, la physique nucléaire, l’orthographe, la grammaire, la chasse au papillon ou à la baleine, la philosophie, la vie des brochets, les operas rock des années soixante-dix, les acronymes en usage dans tels jeux vidéos mondialement connus, etc, etc, etc…
Apprends ce que tu veux bordel, où tu veux et comme tu veux. Mais apprends.
(Le collège, le lycée, la fac, ne sont pas les SEULS LIEUX au monde où l’on apprend des trucs ; même au café du coin, on apprend si on fait un tant soit peu attention******. Cela étant, je reste persuadée qu’une bonne médiathèque, ça fait gagner du temps.)
Un écrivain qui ne sait rien – et pour commencer que tout son savoir ne compensera jamais son ignorance abyssale du reste, tel le commun du commun des mortels – n’a rien à dire (SiSi).
(Ceci est valable pour tout le monde.)
(Bon, à un moment un petit détour par des manuels de techniques littéraires peut pas faire de mal. Si tu tiens à passer du temps à réinventer l’eau tiède, ça te regarde, mais toutes les figures de style sont dans les manuels. De même que la concordance des temps, qui a une certaine importance dans la compréhension première d’un récit bien mené.)
( N’empêche que personne n’anacoluthe comme Ayerdhal et je suis persuadée qu’il le sait^^)
(Ceci est nettement moins utile a priori pour un plombier-zingueur, mais voir de quelle manière un auteur te mène en bateau – voire en croiseur interstellaire – peut avoir son intérêt du côté de la naissance de l’esprit critique. Notamment si cette manière est connue depuis Cicéron. Ça la fout grave mal de se faire avoir par un piège déjà obsolète du temps de l’empereur Auguste. Désolée.)
C’est tout pour aujourd’hui le mutant a karaté à 19h.
La semaine prochaine nous traiterons du bouillon de culture et de l’écriture
Jeanne et le Mutant.
*’ Ce « je » est rhétorique, nous avons décidé le Mutant et moi de faire tentacule conjointe.
* En fait si, je ricane, nerveusement. Depuis que j’ai appris que le roman « Les Hauts de Hurlevent » d’Émily Brontë consacré livre de chevet de Bella, la chèvre** de Twilight*** a crevé les plafonds des ventes comme presque jamais depuis sa première édition alors qu’il est évident que cette chère petite Bella a déjà du mal avec un mode d’emploi de grille-pain.
** Une chèvre est l’animal communément utilisé comme appât pour attirer les tigres. See what I mean ?
***J’aime pas Twilight, Toto, tu le sais ou si tu l’ignorais, tu me pardonneras. Après tout, je suis une vieille conne.
**** Et je néologise, si je veux****
***** CQFD
****** Ne serait-ce que la différence entre un magnum et un jéroboam, ce qui est primordial pour la description d’un combat à la canette.