Ma grand mère vs le monde
Je me souviens des étés dans la maison familiale, quand ma mère, cigarette au coin des lèvres et torchon sur l’épaule, lâchait avec une sorte de jubilation lasse :
« Ta grand-mère, elle est méchante comme une gale et con comme un panier, mais avec le génie de toujours faire triompher sa méchanceté. »
Je ne comprenais pas tout, à l’époque. J’entendais la colère, la résignation, l’admiration presque, car il faut un certain talent pour que la bêtise prenne le pouvoir, pour qu’elle s’impose comme une force organisée. Et ma grand-mère Solange s’imposait toujours.
Pour obliger tout le monde à réfléchir au menu de midi alors qu’on en était à peine au premier café, à prier pour qu’on ne parle pas déjà de rognons de veau au porto, avec ou sans haricots, verts ou blancs, selon son humeur.
Pour habiller les enfants (nous) comme des ministres et les enlever à leur mère indignée, qui avait prévu piscine, afin de parader avec chez ses vieilles amies corneilles du pays.
(J’en conserve une haine recuite pour le thé, les gâteaux « doigts roses » et les putains de « Mon Chéri ».)
Pour arracher les fleurs de ma mère, trop vivaces, trop sauvages, trop décoiffées, trop anglaises, et y faire planter des bégonias et des hortensias par mon grand-père.
(Je commence à peine à pardonner ces pauvres fleurs, qui n’y étaient pour rien.)
Et puis il y a eu la messe du dimanche. Mes parents, athées comme des chiens galeux, s’y opposaient, mais Solange triompha.
Mais cette fois unique, sa victoire fut courte.
Au milieu des répons pslamodiés, du haut de mes sept ans, j’entonnai la seule autre chanson de ma connaissance qui possédât la même ferveur que le latin de ces pieux piaillements : L’Internationale.
Je vous prie de croire que balancer ce refrain, avec conviction mais la voix d’un sistre, au beau milieu du poulailler catho du village, fut mon premier grand succès public. On ne reparla plus jamais de m’emmener dans cet « antre d’obscurantisme », comme tonnait mon autre grand-père.
Tout cela sans compter les myriades de saloperies minuscules dont je ne sus rien, sur le moment au moins, et qui tenaient toutes à la rivalité de Solange envers ma mère, sa belle-fille. Rivalité classique, presque folklorique : Solange n’interrogeait jamais les traditions qui l’arrangeaient.
Elle ne lisait rien, ou alors les programmes télé, mais pas Télérama, hein ? Elle se méfiait des intellectuels, des “donneurs de leçons”, et, en disant cela, regardait systématiquement ma mère, oubliant les maîtrises diverses de son fils. Elle avait réponse à tout : « Moi, au moins, j’me laisse pas manipuler par des gens qui savent pas plumer une poule. » Elle ne lisait pas, donc elle “savait”. Elle jugeait à l’instinct, c’est-à-dire à la peur. Et quand on la contredisait, elle sortait cette phrase définitive : « J’ai raison quand même. »
Ce qui me plongeait dans des abîmes d’angoisse : à l’époque, je pensais que les adultes savaient ce qu’ils racontaient et j'avais le sentiment diffus que là, à cet endroit précis quelque chose clochait.
J’ai déchanté depuis, pour les autres gens aussi.
Il y a dans cette obstination mauvaise un parfum que je retrouve aujourd’hui dans un endroit inattendu.
C’est ce parfum qu’on respire chez Trump, ou chez tous ceux de son espèce, qu’ils soient blonds, bronzés ou peroxydés, qu’ils tiennent un pupitre présidentiel ou un barbecue du dimanche. Des gens qui confondent la brutalité avec la force, la vulgarité avec la franchise, et la manipulation avec le charisme.
Trump n’est pas bête. Ma grand-mère non plus ne l’était pas tout à fait. Il y a une intelligence de la nuisance, une sagacité du ressentiment. Une façon de flairer où ça fait mal, d’appuyer juste là, sur la peur des autres, pour en tirer un avantage.
C’est une intelligence sans lecture, sans recul, sans remords. Un instinct de prédateur mal dégrossi, mais efficace.
Trump est l’héritier direct de ces esprits-là : il ne comprend rien, mais il ressent très bien. Il ne sait pas penser, mais il sait flairer. Comme ma grand-mère flairait la faiblesse chez les gens gentils pour les faire plier.
Les imbéciles charismatiques ne gouvernent pas seuls : ils fédèrent la médiocrité. Et c’est là leur génie, le seul.
La bêtise pure est inoffensive ; la bêtise qui se croit persécutée devient meurtrière.
Ma mère n’a jamais lu Daniel Goleman ni un traité d’intelligence émotionnelle, Elle est morte, elle ne suit pas David Brin sur FB ni Robert Reich qui m'a inspiré ce post , mais elle l’avait compris avant tout le monde.
Ce qu’elle appelait “le génie de la méchanceté”, les psychologues appellent aujourd’hui la manipulation affective, l’exploitation des biais cognitifs, la domination par la peur.
Trump, c’est ma grand-mère avec un compte Twitter et la bombe atomique.