Ma grand-mère vs Donald Trump

Publié le par Jeanne-A Debats

Ma grand-mère vs Donald Trump

Comme vous avez l’air plus intéressé.e.s par la garce que par le président, parlons un peu d’elle.

Déjà, contrairement à lui, elle avait été une beauté. Mon grand-père la vénérait : tout ce qui tombait de sa bouche était parole d’évangile. C’était un genre de Paulette Dubost, en encore plus piquante. Et elle le savait.
D’ailleurs, elle ne loupait aucune diffusion d’un film de la brave dame, MÊME La Règle du jeu de Jean Renoir qu’elle détestait pourtant, uniquement pour critiquer Paulette.

Comme Donald, c’était une menteuse. Forcenée.
Elle mentait pour ne rien affronter, et elle mentait pour mentir.
Le mensonge, pour elle, n’était ni une faute ni un refuge, mais une manière d’habiter le monde. Il fallait que la réalité plie, que les autres doutent, que la vérité ait peur.

Quand on la prenait sur le fait, elle ne se démontait pas.
Elle avait inventé le gaslighting avant l’heure.
C’était l’autre qui mentait, ou qui délirait.
Elle posait sur vous ce regard de verre où flottait une pointe de pitié, comme si votre lucidité prouvait justement votre folie. On finissait par se taire, vaincu par l’assurance tranquille de son mensonge.

La seule personne qui échappait à sa hargne, c’était son père.
Elle l’idolâtrait. Et ça tombait bien : elle ne l’avait presque pas connu.
Elle devait avoir cinq ans quand il avait disparu dans le claquement d’un obus, quelque part dans la boue de 1918.
Le pauvre était mort dans une tranchée, aux côtés de centaines de milliers de Gascons qu’on avait envoyés crever là comme des chiens, en face d’autres pauvres cabots.
C’est ainsi que disait mon autre grand-père, celui qui pleurait devant Les Sentiers de la gloire.

Louis, il s’appelait. Il était assez doué de ses mains : j’ai encore, sur mon bureau, le couteau en cuivre qu’il avait taillé dans un obus non éclaté pendant une accalmie.
Il me sert de coupe-papier aujourd’hui. Petite, il me fascinait, surtout parce qu’il brillait.
Je croyais que c’était un couteau de princesse. Son histoire abominable me passait très au-dessus de la tête.

Un jour, j’eus une dispute avec Solange.
Ma mère avait prévu de m’emmener quelque part, et elle, elle voulait me traîner chez une de ses corneilles.
Elle me somma de choisir, et je ne sais où je trouvai le courage de dire que j’irais avec maman.
Le lendemain, le couteau avait disparu.
Très naturellement, on m’accusa du vol. Il faut dire que je tournais beaucoup autour, fascinée.

Je fus envoyée au cabinet noir (oui, oui, mais c’était une punition pour adultes ; moi, j’adorais ce grand placard mystérieux).
On hurla beaucoup autour de moi, mes parents me grondaient toutes les trois minutes, et je niais férocement : ce n’était pas moi. Personne ne me crut.

Quelques mois plus tard, Solange m’envoya chercher du fil dans sa boîte à couture.
Au moment où j’arrivais dans la pièce, elle cria : « Reviens, j’en ai ! »
Mais mon cerveau, toujours branché sur la mission du fil, n’enregistra pas le contre-ordre.
J’ouvris la boîte. Et là, au beau milieu, je le découvris : entre deux aiguilles à crochet (elle adorait le crochet, et me faisait d’abominables pulls qu’elle me forçait à porter en visite).

Je revins ravie, le couteau à la main : je l’avais retrouvé.
Alors je croisai son regard, celui que ma mère appelait son « regard de poule psychopathe », et je sus.
Et je sus qu’elle savait que j’avais compris.

Elle m’aimait pourtant. J’étais, comme son père, bien que vivante, une de ses seules affections au monde. Et c’est le pire : je savais qu’elle m’aimait, et j’ai mis des années à cesser de l’aimer, au grand désespoir de ma mère qui voyait cela, non sans raison, comme une trahison.
Mais les enfants, ça aime les adultes autour : c’est programmé pour.
Maman, tu aurais dû t’en souvenir.

La seule fois que je la vis manifester une émotion sincère, ou du moins dont je ne questionnai pas la sincérité, ce fut lors de notre visite à l’ossuaire de Douaumont, un jour d’été des années quatre-vingt-dix.
On y avait enterré Louis en vrac, sa chair et ses os mêlés à ceux des autres.

Elle, toujours impeccablement mise, maquillée à la cire comme je la verrai toujours jusqu’à ses quatre-vingt-dix ans, la mise en plis aussi solide qu’un casque de poilu, les lèvres serrées.
Et soudain, la carapace se fendit.
Pas un grand sanglot, pas même un mot.
Juste un tremblement minuscule dans la mâchoire, et cette larme improbable qui creusa doucement la couche épaisse sur sa joue, comme une coulure de bougie.

Je repense souvent à cette larme.
Ce jour-là, elle avait cessé de tricher. Elle n’était plus la reine du monde, juste une enfant sans père, regardant enfin ce que la guerre lui avait volé.
Peut-être que le mensonge avait été sa manière de survivre. Quand on perd tout à cinq ans, on se fabrique facilement un récit où l’on a toujours raison.

Trump, c’est pareil. Il ment pour exister.
Mais là où le sien ravage la planète, celui de Solange ne dépassait pas la nappe cirée.
Même besoin d’admiration, même peur du vide, même art de tordre la réalité jusqu’à ce qu’elle craque.

Je garde le couteau sur mon bureau.
Il ouvre le courrier, fend les enveloppes, tranche les illusions.
On peut forger du beau avec les restes d’un obus, mais il faut se méfier : certaines choses continuent d’exploser longtemps après la guerre.

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