LOUIS

Publié le par Jeanne-A Debats

 

Je sais peu de choses de mon arrière-grand-père Louis, et ces bribes se rangent en deux catégories : celles qui sont avérées (témoins, concordances, papiers) et celles que Solange racontait. Ce qui, on l’a vu, reste au mieux sujet à caution, pour le dire poliment.

Dans la première case, il y a sa naissance à C., un hameau du Quercy. Y figure également sa mort tragique, au milieu de milliers d’autres morts tragiques, en 1918. Je ne sais plus à quelle bataille, mais je pourrais le dénicher : il y a des papiers.

On y trouve aussi l’histoire d’un chien nommé Jules. Ou plutôt celle d’un garçon forcé un jour par son instituteur à passer le Certificat d’études. Je m’explique : Louis décrocha ce diplôme (à l’époque, c’était quelque chose), mais il ne pardonna jamais à l’héroïque instituteur d’avoir pris sur lui d’aller supplier mon arrière-arrière-grand-père (dont le nom m’échappe, mais pas la réputation d’horrible bonhomme qui a traversé deux siècles maintenant) pour que le fils fasse l’effort.

Louis voulait remplacer son père à la ferme. Il ne voyait pas l’utilité, selon les mots de Solange, de “se farcir le rognon avec des idées inutiles”. Alors, pour se venger, il avait appelé son chien Jules, comme le professeur. Et chaque fois qu’il traversait la rue de C., il hurlait :
— Au pied, Jules !

Juste devant l’école où le vénérable hussard noir officia, jusqu’à ce que, comme Louis, il fût emporté dans les bras de la Grande Faucheuse d’hommes de ces années terribles.

Dans la seconde case, il y a la romance avec mon arrière-grand-mère Berthe. Une belle femme, comme le serait un jour sa fille. Peut-être plus encore. Ma grand-mère adorait cette histoire, qu’elle m’a racontée mille fois.

Vous voyez Roméo et Juliette ?
Eh bien, transposez-les à Cahors, vers 1895. Avec un Roméo qui ne boit pas le poison et une Juliette qui s’enfuit avec lui. Parce que, figurez-vous, mademoiselle Berthe était demoiselle des Postes, comme on disait alors, et sa lettre à elle ne fut pas perdue.

Les familles étaient voisines, et leur haine conjointe recuisait depuis des temps immémoriaux. À base de puits empoisonnés (si, si) et de vols présumés de bétail, essentiellement. Je ne sais laquelle des deux familles fit à l’autre le coup de saler entièrement un champ à truffes ; l’histoire n’était jamais bien claire dans la bouche de Solange. Ce qui me pousse à penser que les Béragne étaient les coupables.

Toujours est-il que les tourtereaux avaient fréquenté les bancs de la même école. Brave Monsieur Jules, il avait diplômé tout le monde. Ils se perdirent de vue, puis, par un hasard complet, se retrouvèrent à une foire de la Grande Ville (à savoir Cahors). Ce fut un coup de foudre, paraît-il.

(Insérez ici le commentaire de ma mère : “Bref, ils se sont bourrés la gueule à une fête de bourgade, ont couché ensemble, pétés comme des glands, et ont régularisé aussi vite que possible.”)

Ils se marièrent tous les deux avec des témoins pris dans la rue, deux mois plus tard. Et le lendemain d’une (seconde) nuit torride, Louis débarqua chez son père, sa fraîche épousée rosissante au bras.

Ils eurent deux garçons avant Solange. Je ne les ai pas connus ; la fratrie s’est fâchée après la mort de Berthe, une histoire d’héritage très vilaine, évidemment, dont ma grand-mère fut l’incontestable victime, cette fois.
En revanche, j’ai connu Berthe. J’en garde deux images très floues, mais tendres.
De Louis, j’ai hérité une parcelle de terrain en espaliers au fin fond du Quercy Blanc, du nom de Martory, ce qui pue un peu la mort, comme nom. J’y suis allée quelques fois avec Solange.

Je la possède toujours.

Comme son couteau de cuivre

Je sais peu de choses de mon arrière-grand-père Louis, et ces bribes se rangent en deux catégories : celles qui sont avérées (témoins, concordances, papiers) et celles que Solange racontait. Ce qui, on l’a vu, reste au mieux sujet à caution, pour le dire poliment.

Dans la première case, il y a sa naissance à Cournou, un hameau du Quercy. Y figure également sa mort tragique, au milieu de milliers d’autres morts tragiques, en 1918. Je ne sais plus à quelle bataille, mais je pourrais le dénicher : il y a des papiers.

On y trouve aussi l’histoire d’un chien nommé Jules. Ou plutôt celle d’un garçon forcé un jour par son instituteur à passer le Certificat d’études. Je m’explique : Louis décrocha ce diplôme (à l’époque, c’était quelque chose), mais il ne pardonna jamais à l’héroïque instituteur d’avoir pris sur lui d’aller supplier mon arrière-arrière-grand-père (dont le nom m’échappe, mais pas la réputation d’horrible bonhomme qui a traversé deux siècles maintenant) pour que le fils fasse l’effort.

Louis voulait remplacer son père à la ferme. Il ne voyait pas l’utilité, selon les mots de Solange, de “se farcir le rognon avec des idées inutiles”. Alors, pour se venger, il avait appelé son chien Jules, comme le professeur. Et chaque fois qu’il traversait la rue de C., il hurlait :
— Au pied, Jules !

Juste devant l’école où le vénérable hussard noir officia, jusqu’à ce que, comme Louis, il fût emporté dans les bras de la Grande Faucheuse d’hommes de ces années terribles.

Dans la seconde case, il y a la romance avec mon arrière-grand-mère Berthe. Une belle femme, comme le serait un jour sa fille. Peut-être plus encore. Ma grand-mère adorait cette histoire, qu’elle m’a racontée mille fois.

Vous voyez Roméo et Juliette ?
Eh bien, transposez-les à Cahors, vers 1895. Avec un Roméo qui ne boit pas le poison et une Juliette qui s’enfuit avec lui. Parce que, figurez-vous, mademoiselle Berthe était demoiselle des Postes, comme on disait alors, et sa lettre à elle ne fut pas perdue.

Les familles étaient voisines, et leur haine conjointe recuisait depuis des temps immémoriaux. À base de puits empoisonnés (si, si) et de vols présumés de bétail, essentiellement. Je ne sais laquelle des deux familles fit à l’autre le coup de saler entièrement un champ à truffes ; l’histoire n’était jamais bien claire dans la bouche de Solange. Ce qui me pousse à penser que les Béragne étaient les coupables.

Toujours est-il que les tourtereaux avaient fréquenté les bancs de la même école. Brave Monsieur Jules, il avait diplômé tout le monde. Ils se perdirent de vue, puis, par un hasard complet, se retrouvèrent à une foire de la Grande Ville (à savoir Cahors). Ce fut un coup de foudre, paraît-il.

(Insérez ici le commentaire de ma mère : “Bref, ils se sont bourrés la gueule à une fête de bourgade, ont couché ensemble, pétés comme des glands, et ont régularisé aussi vite que possible.”)

Ils se marièrent tous les deux avec des témoins pris dans la rue, deux mois plus tard. Et le lendemain d’une (seconde) nuit torride, Louis débarqua chez son père, sa fraîche épousée rosissante au bras.

Ils eurent deux garçons avant Solange. Je ne les ai pas connus ; la fratrie s’est fâchée après la mort de Berthe, une histoire d’héritage très vilaine, évidemment, dont ma grand-mère fut l’incontestable victime, cette fois.
En revanche, j’ai connu Berthe. J’en garde deux images très floues, mais tendres.
De Louis, j’ai hérité une parcelle de terrain en espaliers au fin fond du Quercy Blanc, du nom de Martory, ce qui pue un peu la mort, comme nom. J’y suis allée quelques fois avec Solange.

Je la possède toujours.

Comme son couteau de cuivre.

 Louis en uniforme encadré dans un cadre doré patiné. Il a un visage calme et à la fine moustache tortillée au bout, il porte une vareuse claire fermée haut.. Une cordelière descend sur la poitrine et soutient une médaille en forme de croix à quatre branches égales — vraisemblablement la Croix de guerre 1914-1918, distinction honorant les actes de bravoure.

Louis en uniforme encadré dans un cadre doré patiné. Il a un visage calme et à la fine moustache tortillée au bout, il porte une vareuse claire fermée haut.. Une cordelière descend sur la poitrine et soutient une médaille en forme de croix à quatre branches égales — vraisemblablement la Croix de guerre 1914-1918, distinction honorant les actes de bravoure.

Portrait de Berthe en sépia  Elle est vêtue d’une robe sombre à col montant clair, les cheveux relevés  en bandeaux et le regard droit, calme que je trouve un peu triste. Le cadre en bois sculpté présente un motif ovale répété. Sous l’image, une étiquette noire à lettres blanches indique : « Berthe Béragne née Bessières ».

Portrait de Berthe en sépia Elle est vêtue d’une robe sombre à col montant clair, les cheveux relevés en bandeaux et le regard droit, calme que je trouve un peu triste. Le cadre en bois sculpté présente un motif ovale répété. Sous l’image, une étiquette noire à lettres blanches indique : « Berthe Béragne née Bessières ».

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