Drood, Dan Simmons

Publié le par Jeanne-A Debats

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Dan Simmons naît en 1948  à Peoria Illinois, instituteur pendant dix-huit ans, il s’est efforcé de prouver que l’on pouvait « apprendre à écrire » pendant les innombrables ateliers d’écriture qu’il a organisé tout au long de sa carrière d’enseignant ET d’auteur, ces ateliers d’écritures qui nous manquent tant en France. Remarqué par Harlan Ellison, il publie pour la première fois en 1982 une très belle nouvelle "Le Styx coule à l'envers.".

Les Cantos d’Hyperion,  ses trois romans de space-opera le feront connaître en France dans les années 90, ce qui ne nous rajeunit pas.

Depuis  l’Échiquier du Mal paru peu après aux éditions Denoël, Dan Simmons et moi, c’était fini.

J’avais rompu.

Unilatéralement, certes, mais définitivement. Du moins, je le croyais.

L’ Échiquier portait,  trouvé-je,  de façon perverse, troublante et dissimulée toutes les positions politiques les pires de l’auteur, son conservatisme, son libéralisme triomphant et son darwinisme social décomplexé comme on dit maintenant.

Malgré tout, je lui étais revenue le temps d’un week-end en l’honneur de L’Epée de Darwin qui souffre des mêmes défauts, en plus d'être un polar très classique au fond, selon moi, mais qui présente le mérite d’être fun et vraiment rigolo, ne serait-ce qu’à cause de la délicieuse et macabre énumération des divers prix Darwin au début du roman, et ce malgré un final haletant au sens strict du terme car lorgnant du côté des pages les plus cocaïnomanes de Neal Stephenson.

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J’avais donc rompu. Cependant voici que Drood parait, et que Simmons prétend, l’infâme, raconter à sa sauce les dernières années de la vie de Dickens, un de mes auteurs favoris, lui.

Et ceci, alors que Dickens avait expressément demandé par testament qu’aucune célébration ne soit organisée en son nom, mais l’occasion du bicentenaire de son décès (et des 45 ans de ma naissance ) est trop belle :  Simmons s’en empare au mépris total des volontés de son futur personnage. Ce mépris n’est pas un hasard, comme nous allons le voir.

Je le lis donc, ne serait-ce que pour avoir le droit d’aller furibarde et bavante, bramer contre Simmons.

Tout partait donc très mal, ou très bien si l’on est convaincu qu’une saine colère parfaitement déconnectée du réel de temps en temps, ça fouette les sangs et c’est bon pour la santé.

J’aime autant vous dire tout de suite que je suis très déçue.

 Je peux ranger mon mouchoir, je ne vais pas bramer, car le roman est bon, très bon, voire passionnant. Et si je me mettais par hasard à baver dessus ce serait tel le chien pavlovien à l’écoute de sa sonnette : de plaisir.

Le 9 juin 1865 (Soit très exactement cent ans et deux mois avant ma naissance.) Dickens (Cinq ans pile avant sa mort) et sa maîtresse Ellen Ternan prennent le train de marée (Train express reliant un port de pêche à un grand centre de consommation afin de l'approvisionner en poisson frais.) Folkestone-Londres dans le plus grand secret.

Et là c’est l’accident. Le train déraille au-dessus d’un pont précipitant la plupart des voitures dans le vide. Seul le wagon de Dickens est épargné. Les biographes s’accordent pour affirmer que le traumatisme de cet accident contribua à abréger la vie de Dickens déjà épuisé par son mode de vie effréné. Dickens qui finit son dernier roman, l’Ami Commun (Dont on trouve une adaptation en mini série par la BBC assez goûteuse et disponible en dvd sous titré.) en entame un autre qu’il ne terminera jamais : Le Mystère d’Edwin Drood, roman policier fort original pour l’époque, que depuis, de nombreux auteurs et fans se sont acharnés à terminer ou simplement élucider.

Je craignais fort cet angle d’attaque en ouvrant Drood, j’ai une sainte horreur des romans posthumes et suis convaincue que le mot « séquelles » employé à leur endroit est massivement révélateur.

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Terreur paru en 2007 me poussait dans ce sens et ne m’avait pas plus tentée que les précédents Simmons, l’horreur polaire ayant cessé de m’amuser depuis le film The Thing de Carpenter en 1982.

Logique, cependant, qu’à la suite de la malheureuse expédition Franklin romancée dans Terreur, Simmons s’attaque à Dickens qui fut un des plus ardents défenseurs de la mémoire de cette fatale mission d’exploration. Selon Dickens, il était tout à fait impossible que des gentlemen anglais se dévorent entre eux pour survivre et il le fit savoir avec la dernière énergie. Preuve que les hommes les plus géniaux s’affublent quelquefois d’œillères assez épaisses afin de continuer à voir le monde selon les critères qu’ils lui ont fixé.

Enfin, on ne peut pas en demander plus à Dickens qu’aux Volfoni ... (pardon)

Je me trompais du  vraiment tout au tout : dans Drood, Simmons ressuscite Dickens pour en faire le héros ou la victime du mystère Drood qui tourne au fantastique urbain horrifique*. Mieux ce n’est pas Dickens qui parle mais son ami, beau-frère et néanmoins collègue, l’auteur Wilkie Collins.  Collins plus camé au laudanum que Sherlock Holmes dans ses pires moments se fait le narrateur de cette plongée obscure dans les bas-fonds londoniens à la poursuite d’un monstre, d’un saint ou d’une chimère hypnotique…

La relation complexe entre les deux écrivains est tout l’objet du roman à moins que ce ne soit celle de Simmons avec Dickens. À travers son narrateur, Simmons nous balade  avec une époustouflante maîtrise d’un point de vue à l’autre, d’un oxymore à l’autre, sans jamais désemparer, sans jamais nous lasser ni nous indigner de tant de volte-faces (Il pourrait : 800 pages tout de même), le roman ondoie, sinue  et se déploie au gré du taux d’opium dans le sang de Collins et sa relation ambivalente, pour le moins, avec Dickens…

Simmons raconte Collins qui raconte Dickens. À chaque nouvelle marche nous rencontrons un chaos de plus en plus profond.

S’il est vrai que souvent les romans sont des tentatives de l’écrivain d’imposer un ordre au chaos alors Drood entre tout à fait dans cette catégorie. À travers Collins le chaotique, Simmons rend compte de, rencontre et organise un autre chaos : le roman de la fin de Dickens et parfois même de l’organisation du chaos dans l’œuvre de Dickens. On peut se demander légitimement où Simmons dissimule le sien propre, c’est trop tentant.

J’ai lu ici et là que Simmons lui-même compare la dyade Dickens/Collins à celle de Mozart/Salieri dans le film de Forman : l’aigre camé bavant de jalousie dévorante sur le génie en mouvement.

Et là, il me pose un problème qui ne m’est pas apparu tout le long du livre parce que sans doute j’étais trop occupée à jouir de ma lecture ; jusque ici, dans ma vie de lectrice, je m’étais butée sur la position « Quand l’auteur parle de son œuvre c’est lui qui sait : si tout d’un coup Flaubert ressuscité s’inscrivait en faux contre l’analyse visuelle de l’incipit de Salammbô, il aurait des arguments imparables ».

Sauf que là, j’ai un souci. J’ai du mal à croire qu’un auteur qui raconte un autre auteur qui raconte un autre auteur parvienne tout le temps à se tenir hors de la mêlée.

Sans compter l’inanité littéraire que représenterait la comparaison entre deux œuvres par essence uniques.

Il est donc possible que Simmons occulte à ses propres yeux qu’en fait de duel, Dickens contre Collins, c’est à un trio qu’il nous convie, un trio de ténors menés par un Simmons subjugué, qui ignorerait même l’être. Et si duel il y avait, plus qu’en surface, ce serait celui de l’écrivain contemporain, le sien, et non du narrateur, contre Dickens.

J’en veux pour indice également la fascination écoeurée que Simmons éprouve pour son narrateur opiomane, fascination qui transparaît à chaque ligne, avec bien plus de force que celle de Collins pour Dickens. Simmons nous peint un Wilkie Collins délicieusement méchant, de mauvaise foi et menteur patenté,  semblant incapable de parler sérieusement des siens, que ce soit de Dickens ou des femmes de sa vie (lesquelles n’ont qu’un rôle de composition dans le roman) mais vivant si intensément et de tous ses sens exaltés qu’il semble parfois le seul personnage réel de ce livre.

Et chacun de ses actes avérés tendent à le peindre :

a) comme un homme responsable jusque dans l’irresponsabilité qui tient tous ses engagements et pas seulement ceux qu’il a contractés vis-à-vis de lui-même.

(D’ailleurs, si l’on y réfléchit, ce sont peut-être ceux qui sont les plus difficiles à assumer)

b) sa folie même, celle que lui prête Simmons, est grandiose et tient du génie.

 

Lorsqu’on s’obstine à jouer à se cacher derrière les tentures du théâtre, on prend le risque de s’y prendre et de s’y pendre. Serait-ce ce qui arrive à Simmons dans Drood ?

 

J’avoue que ce serait bien fait ! La menace pend au nez de Simmons depuis l’Échiquier du Mal : à force de faire semblant de NE PAS prendre position tout en laissant sourdre ici et là quelques nauséeux indices.

De plus, si la gloire de Dickens n’est jamais ne serait-ce qu’écornée par Simmons, l’échec de Collins n’est pas si patent qu’il semble vouloir le souligner. Cet homme, même s’il n’est pas de nos jours reconnu à l’égal de Dickens est tout de même l’écrivain du premier roman policier moderne La Pierrede Lune et si nous l’avons oublié (pas tant que cela d’ailleurs puisque son œuvre est disponible en français) cela n’enlève rien à sa gloire passée et ni à ses réussites indéniables. Simmons, sans doute aveuglé par sa morale un brin conservatrice, ne se rend peut-être pas compte non plus qu’il nous brosse le portrait d’un homme qui, en plein règne de Victoria parvient à vivre son refus du conformisme avec une certaine tranquillité, presque une sorte de bonheur domestique paisible quoique pas sans orages, alors que jamais ses prédécesseurs plus brillants, Shelley et Byron n’y parviendront. Et encore moins Dickens son ami et contemporain, le chantre du bonheur domestique.

Alors la comparaison avec Salieri tient-elle vraiment ?

À proprement parler, Simmons ne donne aucune fin au Mystère d'Edwin Drood, même s’il propose à son tour quelques pistes, mais dresse un tableau impressionnant du monde de Dickens au moins durant les dernières années de sa vie de 1865 à 1870*'.

L’ambiance victorienne est délicatement rendue, avec une précision d’horloger/ boucher / parfumeur d’autant plus admirable qu’elle l’est par les délires mêmes de Collins. Le sensorium dans Drood est, je l’ai dit, omniprésent, magnifié, intensifié par la drogue, quand on lit les descentes dans la ville-d’en-dessous, Londres vous souffle ses exhalaisons putrides au visage, les pages puent littéralement. Ce qui les fait toucher souvent au gothique. Ambiance gothico-historique, baroque, sensuelle  donc, que l’on retrouve dans quelques très bons romans de Bit Litt parus cette année :

Notamment : Sans âme de Gail Carrigan dans la série « Le protectorat  de l’Ombrelle » où Alexia Tarabotti infirme dépourvue d’âme tue accidentellement un vampire un peu trop empressé avec son ombrelle

Ce roman est traduit par Sylvie Denis pour les éditions Orbit.

Deux mots d’ailleurs sur la traduction de Drood qui est excellente, elle aussi, a priori à une faute près que  signale Gérard Klein : Odile Demange, la traductrice a dû confondre, square et squared.

Et je le cite :

« Elle parle d'un cimetière de vingt mètres carrés au lieu du plus probable vingt mètres de côté. Même en tenant compte de la spéculation immobilière à Londres dans les années 1860, ça ne laisse pas grand chose aux chers défunts. »

Je partage d’ailleurs son agacement quant au choix de traduction des mesures anglaises en système métrique mais c’est un détail, vraiment.

Car non seulement le style de Simmons est parfaitement rendu mais en plus Odile Demange parvient à ce tour de force de nous rendre Simmons nous faisant du Wilkie Collins.

La suite

Notons que le tout dernier roman de Simmons, Flashback, rompt tout à fait avec cette atmosphère. Il s’agit d’une dystopie des années 2030/2040 qui risque de faire couler beaucoup d’encre tant parait-il Simmons y étale ses positions politiques contestables. Mais son peut-être éditeur en France, Gérard Klein affirme que :

«  C’est un excellent thriller d'anticipation où Simmons a manifestement joué la provocation à fond. »

Ce qui m’amène pour terminer à cette propension que semble avoir Simmons de jouer avec tous les genres de l’imaginaire et ne s’y attarder jamais.

Du space op d’Hypérion au fantastique de Drood en passant par l’horreur, le thriller et à l’anticipation Pure de L’Echiquier du Mal, Simmons s’est tout autorisé et semble vouloir continuer dans ce sens.

 Ils sont de plus en plus en plus nombreux les auteurs qui comme lui passent d’un genre à l’autre, jouant avec les codes de chacun.

 C’est le cas, par exemple, en France, d’Anne Fakhouri. Cette romancière, après un diptyque jeunesse merveilleux fantastique à la Lewis Carroll , Le Clairvoyage et La Brume des Jours, grand prix de l’Imaginaire 2010, a sorti cette année, toujours aux éditions l’Atalante, un thriller horrifique adulte : Narcogenèse, croisement atroce et fascinant entre Stephen King et Les Dames de la Côte, qui n’est pas sans parenté avec Drood.

Comme dans Drood, on frôle à chaque fois le fantastique sans qu’il soit possible souvent de décider ce qui est de l’ordre du « vrai du roman » et ce qui est de l’ordre du fantasme des personnages, et ce jusqu’à la fin qui lève le voile sans ambiguïté.

Dans Narcogénèse, Anne Fakhouri déploie une précision acérée pour planter son ambiance, ses personnages, une précision qui l’amène aux franges du Mainstream, tout comme Dan Simmons dans Drood.

Et comme Dan Simmons en son temps, en ce moment elle écrit de la SF.

Cette propension nouvelle des auteurs à ne se cantonner ni à un genre ni à un autre, à user de tous, est peut-être le symptôme d’une refonte des genres de l’imaginaire, voire celui de leur entrée dans la littérature Mainstream par le biais de ce fantastique épuré, équilibriste, qui selon moi est peut-être la lame de fond qui est train de changer l'Imaginaire.

Drood et Narcogenèse, Dan Simmons et Anne Fakhouri, illustreraient tout à fait un mouvement de ce style.

Reste que Keats, l’inspirateur illustre des Cantos d’Hyperion écrivait  :

A thing of beauty is a joy for ever

Et ça me fait mal de le dire mais c’est exactement le cas de Drood en ce qui me concerne, n’en déplaise à Dan Simmons.

 

 

 

 

 

 

0. Papier RIGOUREUSEMENT sans note de bas de page1.

1. Sauf celle-ci : ceci est le papier que j'avais pour projet hier soir de répercuter dans l'émission Mauvais Genre, Le cirque des Mirages.

* et *' Phrases aux deux tiers pompées à Gérard Klein

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M
<br /> Xavier Mauméjean a découvert une autre faute particulièrement amusante : http://forums.belial.fr/viewtopic.php?f=8&t=1807<br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> Ah oui, amusant, non ?<br /> <br /> <br /> <br />
T
<br /> <br /> J'ai remarqué qu'après que tu aies lâché le mot "pute" une première fois (et le blanc qui en a suivi) l'autre chroniqueuse s'est lâchée et l'a utilisé plusieurs fois... ça sentait la compète :-D<br /> <br /> <br /> En tout cas, si j'avais pas lu Narcogenèse déjà, tu me donnerais envie ; et puis pour Drood, beau boulot, jtrès intéressant, mais je me suis promis de ne plus jamais toucher à du Dan Simmons, je<br /> tiendrai parole :-D<br /> <br /> <br /> go on.<br /> <br /> <br /> bises.<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> Angelier a dit puttain plusieurs fois et ça choque personne je crois ?^^<br /> <br /> <br /> <br />
S
<br /> <br /> Le bicentenaire de sa naissance tu veux dire et cents ans et deux mois avant ta naissance, sinon tu m'as doné envie de le lire et tu es la meilleure chroniqueuse :)
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J
<br /> <br /> Ouais.<br /> <br /> <br /> 0,5 au bac on vous dit^^<br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> <br /> Vous m'avez donné envie de le relire, pourquoi pas Drood. Moi, j'avais divorcé d'avec lui avec Olympos... que j'ai trouvé, personnellement, nauséabond de part des prises de positions plus que<br /> conservatrices, un delire que je n'ai jamais compris.<br /> L'Amérique était en pleine période néocon... ;-)<br /> <br /> <br /> <br />
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J
<br /> <br /> des solutions simples à des questions compliquées, c'est la tentation de tous en période de crise, les néocons on fait très fort dans ce sens<br /> <br /> <br /> <br />