L'interview intégrale
"Interview Jeanne-A Debats pour la la fête du livre du var
Jeanne A-Debats, votre roman Pixel Noir est en lice pour le prix des lecteurs de la Fête du livre du Var. Vous qui accumulez les prix depuis cinq ans (notamment pour La Vieille Anglaise et le Continent), accordez-vous toujours de l’importance à ces distinctions ?
Cela dépend de la distinction surtout. Ce sont les prix qu’a récolté la Vieille Anglaise qui m’ont définitivement mis le pied à l’étrier en littérature, je leur en suis profondément reconnaissante. Par conséquent, je ne mépriserai jamais ces choses-là, bien que je préfère désormais recevoir des prix de lecteurs plutôt que de professionnels (dont je fais partie puisque je suis membre du jury du prix Julia Verlanger, prix doté qui récompense chaque année un roman de SF adulte) : l’écrivain est seul au travail, et hors l’éditeur et les ventes, les prix des lecteurs sont les uniques retours tangibles du fait que son œuvre est appréciée. C’est un grand cadeau qui nous est fait.
Vous enseignez les langues anciennes et vous écrivez de la science-fiction. N’est-ce pas contradictoire ?
Au contraire, les civilisations antiques, les Grecs surtout, étaient très attachées à la teknhé et à l’épistémé, le comment et le pourquoi des choses. C’est en Grèce au sixième siècle avant JC que nait l’esprit scientifique, les premières tentatives de démarches rationnelles, de recherches avec l’école de Milet à laquelle appartenait le grand Thalès, de sinistre mémoire pour nos collégiens.
Je connais au moins 3 professeurs de lettres classiques écrivains de SF : Javier Negrete, Pierre Stoltze et Simon Bréan (bien que ce dernier soit plus orienté vers l’étude universitaire du genre que vers l’écriture elle-même avec son Histoire de la Science-fiction Française).
J’ai d’ailleurs participé en collaboration avec de nombreux autres spécialistes à l’élaboration d’un ouvrage de référence en pédagogie, édité dans votre région – à Nice plus précisément – « Science-fiction et didactique des langues» aux éditions du Somnium.
Niché qu’il est, entre la mythologie et la tekhné, un professeur de lettres classiques tombe forcément dans la science-fiction à un moment donné de son parcours personnel.
Ou alors, je ne suis pas sans penser qu’il a raté quelque chose…
Ne serait-ce que parce que « Felix qui potuit rerum cognoscere causas ».
(heureux celui qui connait la cause secrète des choses ).
Comment les Grecs ou les Romains imaginaient le monde de demain, ressemble-t-il à celui qu’ils croyaient se dessiner un jour ?
Les Romains étaient essentiellement des ingénieurs, des avocats, des agriculteurs et des soldats, ils oeuvraient pour un meilleur confort de vie quotidienne, un empire éclairé et efficace, témoins leurs routes, leurs bains, leur voirie ; l’épistémé et la tekhné n’était pas vraiment leur problème, mais c’étaient des champions de la praxis, la pratique des choses.
Quant aux Grecs, ils étaient fascinés par ce que nous appellerions de nos jours la recherche fondamentale.
Ces deux peuples bâtirent autour de la méditerranée un mode de vie qui après son effondrement ne recouvrera un confort équivalent pour la majeure partie de ses concitoyens qu’à partir de la seconde moitié du vingtième siècle si l’on considère l’Europe dans son ensemble (il y eut quelques enclaves de bien-être ici et là, au cours des siècles, notamment la domination mauresque sur l’Espagne, que sa reconquête fait à nouveau basculer dans un âge sombre d’intolérance et d’oppression). Ils n’envisageaient pas l’avenir de la même façon que nous, notamment la notion de progrès sociétal ou technologique parce que leurs manières de penser n’étaient absolument pas judéo-chrétiennes, ni marquées par une scholastique chrétienne. (À savoir que le monde n’était pas censé finir par l’apocalypse, par exemple.) Bizarrement peut-être, le fait que l’univers ne soit pas appelé à disparaitre rendrait la vision de l’avenir totalement différente. En évacuant la notion de chute, on évacue très facilement celle d’ascension ou tout simplement de futur. Pour eux, le monde futur pouvait bien ne pas être très différent de leur monde contemporain appelé à durer toujours. Il est d’ailleurs un très grand roman d’un écrivain américain Robert Silverberg qui répond au titre de Roma Aeterna qui rend assez bien compte de cela à la marge de son propos principal.
Comment vient-on justement à la science-fiction ?
De facto, je suis tombée dedans quand j’étais petite. Mon grand-père était un grand fan du genre, mais un fan honteux. Il cachait ses livres dans sa vieille cantine militaire.
Ma grand-mère était professeur de lettres, ancienne manière. Elle méprisait le genre, au-delà de tout et même pire. Elle jetait les livres de son époux si elle tombait dessus par hasard ou entrait dans de fulminantes et saintes colères.
La littérature de genre représentait à ses yeux une abomination culturelle à étouffer dans l’œuf. Le polar noir trouvait tout juste un semblant d’indulgence devant elle par ses côtés politiques évidents et ses regards vers la tragédie grecque. Elle me confiait donc les classiques qui ont enchanté mon enfance pendant que son époux me refilait en douce « ses » propres classiques, de SF ceux-là. J’ai dévoré les deux avec une égale ferveur, ne voyant pas où était le problème.
Je me souviens surtout de mes premières sueurs froides devant une nouvelle de Belknap désormais classique, elle aussi : les Chiens de Tindalos qui m’empêcha de dormir, noyée d’une fausse terreur délicieuse tout un été.
J’ai sans doute choisi la science-fiction à la toute fin parce que ma famille idolâtrait la littérature classique en général et qu’ils pouvaient être canulants avec ça. En SF, n’y connaissant rien, ils m’ont laissée tranquille.
Pixel Noir met en scène un adolescent plutôt mal dans sa peau, voire même malheureux. Est-ce qu’à cet âge-là, on est toujours condamné à être comme cela et où avez-vous puisé la matière pour décrire si bien votre héros ?
Je ne pense pas que ce soit une condamnation, mais la promesse de l’avenir. L’âge des excès nous apprend tant de choses. Nous faisons tant de bêtises qui vont former l’adulte que nous serons. C’est une période forcément dangereuse et angoissante parce que nous cherchons qui nous sommes, nous décidons qui nous serons. Je continue à l’observer attentivement chez mes enfants ou mes élèves avec un émerveillement ambigu chaque jour : heureuse de les voir grandir, changer, inquiète de leur avenir, et… terriblement soulagée de n’être plus à leur place !
Dans ce monde futuriste que vous décrivez, l’enfant et sa mère dialoguent plus en langage virtuel que dans la réalité. Est-ce que c’est une loupe grossissante du monde d’aujourd’hui ?
En tout cas, ces deux-là dialoguent plus et finalement mieux que les parents et enfants moyens que je connais. Je ne crois pas que le mode de communication soit un problème dès lors qu’il y a communication. Les nouveaux médias offrent seulement une plus grande facilité aux échanges. Qu’importe si Pixel et sa mère correspondent par sms ou conversation virtuelle pourvu qu’ils SE parlent.
À condition de communiquer vraiment, mais là c’est l’auberge espagnole, on reçoit ce qu’on apporte.
Ceux qui ne communiquent pas bien dans la vraie vie, y trouvent parfois l’écrin nécessaire à l’expression de leur individu qu’ils n’auraient pu trouver ailleurs (Un sourd, par exemple, ne l’est pas sur internet, un autiste, ou un handicapé qui ne peut pas sortir facilement). Il y a des dérives bien sûr, mais ce sont les gens qui créent ces dérives. Ils commettraient les mêmes au café du coin.
C’est aussi ma vision des réseaux sociaux à l’échelle de la planète.
D’un cocon à des écrans, d’un espace virtuel à des systèmes qui manipulent les humains, le monde que vous imaginez a-t-il une chance de voir le jour… ou bien n’existerait-il pas déjà un peu ?
Dans mon livre, ce ne sont pas les systèmes qui manipulent les humains, mais bien les humains qui manipulent les systèmes pour asservir d’autres humains. 1984, le roman bien connu, de Georges Orwell semble lu comme un manifeste contre les technologies utilisées par Big Brother. Mais ces technologies ne sont pas coupables de leur usage délétère, ce sont les humains qui les pervertissent. Un marteau peut servir à planter des clous et construire une maison, on peut également l’utiliser pour fracasser un crâne.
Quel que soit le maquillage technologique que prend l’oppression humaine sur les autres humains, c’est la même oppression depuis l’aube des temps, les ficelles sont absolument semblables : l’abdication du libre-arbitre et de l’esprit critique en échange d’une illusoire sécurité. Nous avons appris à résister à celles d’antan, souvenons-nous en pour résister à celles de demain.
Dans Pixel Noir, la technologie présentée pourrait être extrêmement bénéfique et servir aux malades comme aux valides. Elle ne devient nuisible que parce qu’elle a d’abord été modifiée par des incapables sans doute engagés à moindre coût en lieu et place de vrais spécialistes, comme cela arrive si souvent, et qu’ensuite elle sert les desseins d’un dictateur en herbe.
Est-ce une raison pour renoncer à cet espace virtuel ? Ça n’est absolument pas mon propos. Mon propos c’est de dire « De la même façon que vous ne laisseriez pas un adolescent se balader avec une tronçonneuse dans son lycée, vous devez surveiller l’usage de ces technologies. »
Quant à l’existence des espaces virtuels, elle est à peine en dessous de ce que je décris, nous y serons très bientôt et j’ai hâte de voir ça.
Ce qui touche aussi, dans Pixel Noir, c’est votre capacité à parler d’humanité dans un monde de technologies. Vous pensez que cela est (encore) compatible ?
Je ne vois pas du tout où se trouverait l’incompatibilité : ce sont les humains qui ont inventé la technologie. Il n’est rien de plus humain que la technologie qui est le pur produit de la pensée humaine au même titre que l’art auquel elle ressemble par bien des aspects, c’était d’ailleurs l’opinion des Grecs à cet égard.
Cette même technologie nous a libérés bien souvent de nous-mêmes : les femmes savent ce qu’elles doivent d’indépendance à l’invention du lave-linge ou du frigo. Les handicapés la remercient tous les jours lorsqu’ils retrouvent la vue, ou l’usage même partiel d’un membre, sans compter ceux que les nouvelles molécules maintiennent en vie tout simplement.
La technologie pourrait également nous offrir de nouvelles formes d’art (voyez un peu la mutation du graphisme avec les nouvelles technologies informatiques) ou de pensée. Bref, nous permettre simplement d’être encore plus nous-mêmes. Même et y compris en modifiant notre corps pour des raisons autres que médicales, simplement esthétiques par exemple, ou pratiques.
Il faudrait vraiment se débarrasser de Frankenstein, vous savez. C’est une vieille lune qui semble systématiquement condamner l’homme à être dépassé, rendu caduc ou supprimé « par sa création ». J’y ai toujours vu une terreur primitive, tripale, celle du vieillard devant la jeunesse, un discours appris où il faut toujours se méfier a priori de l’étranger, des nouveaux usages, des nouvelles possibilités. On se retranche alors derrière un « ce qui se fait naturellement » illusoire puisque l’homme actuel n’est pas celui qui est sorti des cavernes, il y a deux cent mille ans. Nous nous sommes modifiés nous-mêmes en changeant notre monde. Et moi, femme, professeur et mère, je l’ai déjà dit ailleurs, je pense que chaque seconde qui nous éloigne de ces cavernes est une merveilleuse seconde.
En ceci, je ne partage absolument pas l’avis de mon éminent confrère Alain Damasio qui semble être terrorisé par les possibilités infinies que la technologie pourrait nous offrir de développement vers des voies inattendues, parfois aussi baroques qu’utiles. Il paraît craindre que nous perdions l’essentiel de notre être dans ce qui n’est qu’une émanation concentrée de ce que nous sommes déjà.
L’argument avancé en général pour conspuer la technologie actuelle consiste à dire que nous ne la maîtrisons plus, sommes incapables individuellement de vivre sans, de la remplacer ou de la recréer à partir de rien si besoin (alors que nous maîtrisons a priori le marteau d’un bout à l’autre) (un bâton, une ficelle et hop vous avez un marteau. Essayez maintenant de construire un ordinateur !) Sauf qu’il s’agit d’une simple terreur imbécile de la perte de contrôle dans un monde où de toute façon nous ne contrôlons pas grand-chose (Et déjà, pas le temps qu’il fera demain, ou l’humeur du patron).
Si l’homme se conduit de façon rationnelle, s’il ne mésuse pas de sa création pour opprimer d’autres hommes, l’humanité trouvera sa place au milieu de ses productions. Il se peut même que ce soit cette même technologie qu’on décrie si souvent qui soit l’ultime chance de l’humanité d’échapper à l’autodestruction. Que ce soit en réparant les dégâts que nous les hommes sommes en train d’infliger au monde.
Ou bien, rêvons un peu des étoiles, si elle nous permet de trouver notre voie vers l’espace.
Cela étant, et quoiqu’il arrive, l’humanité est au cœur de mes livres, ce sont mes personnages et leur vie qui m’importent. Ils transportent dans leurs bagages l’essence de leur vie fictionnelle ; la technologie, comme l’art ou l’amour, en fait partie intégralement.
Votre prochain roman sera-t-il pour la jeunesse, toujours de la science-fiction ?
Mon prochain roman est un roman fantastique adulte, il est terminé et paraitra en septembre aux éditions actusf. C’est un roman situé dans un cycle auquel je travaille depuis le début de ma carrière, cycle qui a l’ambition de toucher tous les genres mêmes annexes de l’imaginaire et d’en détourner les codes par l’intermédiaire d’un héros récurrent : le vampire Navarre.
Je dois également absolument terminer un roman adulte « Imajighane » pour ma « maison mère », les éditions l’Atalante, je suis presque aux deux tiers, mais je bloque encore un peu.
J’ai ensuite un projet jeunesse de pure science fiction, mais il n’en est qu’au stade de la rêverie.
En attendant, je fais ce que je fais toujours (car entre autres cordes à mon arc, il m’arrive de faire de l’editing pour les confrères) : je lis et je relis les projets des amis, notamment le merveilleux Bleu Argent d’Olivier Paquet à paraître aux environs de la rentrée aux éditions l’Atalante. Ce roman de science-fiction jeunesse, enfin Young Adult comme dit aujourd’hui, sera une pure merveille. Et je conseille vivement aux prescripteurs du prix de la Fête du Livre du Var d’y jeter un œil pour l’an prochain.
Le monde virtuel que vous imaginez n’est-il pas en réalité cet espace mental qui permet à chacun de nous de s’échapper des soucis du quotidien ?
Même si je crois au pouvoir libérateur de la fiction, je n’en fais pas un moyen d’échapper au monde, mais un moyen de le comprendre. Faire un pas de côté pour regarder les choses sous un angle différent, c’est l’expérience de pensée que propose la Science-fiction. Au final, je suis persuadée que le genre, souvent taxé « d’irréaliste », est au contraire plus proche du réel, plus concerné par le réel qu’aucune autre littérature.
C’est peut-être, sans doute, ce qui éloigne le public de la SF d’ailleurs : la réalité du monde n’est pas si rose ni si simple et la SF transporte du coup la réputation d’être pessimiste et complexe.
(Ce qui est un paradoxe puisqu’elle est tout aussi bien décrite comme un sous genre pour adolescents boutonneux.)
Si je n’avancerai pas que c’est exactement l’inverse sans abuser quelque peu, en revanche, je défendrai l’idée que la SF ne décrit pas des lendemains qui déchantent, elle avertit qu’il est encore temps de les éviter. Je ne vois pas ce qu’on peut trouver de plus optimiste.
Sans compter qu’en général, ce n’est pas demain qu’elle décrit mais aujourd’hui. Robert Heinlein, un grand écrivain de l’âge d’or, disait d’elle qu’il s’agissait de la « pédagogie du réel », l’ensemble de mon œuvre, y compris et surtout en jeunesse, se situe dans cette lignée.
Au même titre que celles de mes collègues préférés : Ayerdhal, Douay, Lainé, Paquet et j’en oublie qui me pardonneront.
Selon Stanislas Lem, un autre grand ancien de la Science-fiction, la SF est la dernière littérature à prendre en charge le discours sur l’humanité ; à ce titre, l’espace mental qu’elle offre est celui de l’expérience, de la recherche, à travers la jubilation et le plaisir de la fiction.
Ce ne sera jamais « seulement » de l’évasion.