Ma première leçon

Publié le par Jeanne-A Debats

années 90

 

Je me souviens de l'entretien avec l'inspecteur.

J'ai un très grand pull mohair en ce mois de mars tiède et mutin. Il me descend jusqu'aux genoux sur mon jean passé. Ma mère l'a tricoté au point de chenille à la fin des années 60 pendant le printemps de Prague. Il est kaki et indestructible, du coup je l'appelle "le tank". Les grosses mailles sont chargées de dissimuler au recruteur que je suis enceinte de 6 mois. Je VEUX ce boulot, pas question de me faire bouler pour un détail aussi anecdotique qu'un accouchement fin juin.

Selon moi, ça passe, juste, mais ça passe. Faut dire qu'en prime de n'avoir jamais donné un cours de ma vie, je suis primipare. Je n'ai aucune idée de ce qui m'attend, et, dans un cas comme dans l'autre, je suis d'une naïveté confondante.

Mon moi d'aujourd'hui en rigole encore. Doucement pour ne pas réveiller la cruche à deux anses que j'étais hier.

L'inspecteur a besoin d'ouailles. Et vite. Il me regarde à peine. Juste deux ou trois conseils basiques sur la nécessité d'arriver à l'heure en classe et même dix minutes en avance. (Ah bon ?) Puis il me tend l'ordre de mission avant de me donner congé.

Je sors en trombe du rectorat, j'étouffe dans le "tank". Je l'ôte sur le trottoir avant de m'allumer une clope, les jambes tremblantes. C'est seulement à ce moment-là que je jette un oeil à mon nouveau poste. J'écarquille les yeux. C'est au fin fond de la Seine-et-Marne dans un patelin dont j'ignorais même l'existence. Tout ce que j'en sais c'est que l'on construit un bidule dans le coin, un bidule à princesses roses qui m'agace déjà, alors même que les murs en sortent à peine de terre.

Deux jours plus tard, je commence le périple ferroviéro-buso-porté qui me conduit dans le village. Trois heures de trajet. vers la fin du parcours, je suis saluée par des statues géantes et plastiques de Mickey et Minnie encore sous leurs "blisters", j'imagine qu'on peut appeler cela ainsi.

Génial.

Je m'attends à un entretien avec le chef d'établissement. Il dure dix minutes pendant lesquelles il m'informe de mon emploi du temps et m'apprend que je suis en classe une heure plus tard devant les troisièmes techno.

Ladite heure passe à une allure folle, j'improvise une explication de texte à l'aide du manuel de la classe qu'on m'a tout de même fourni d'un air pincé. Je sens que je vais m'entendre avec la documentaliste qui visiblement appartient à cette espèce en voie de disparition de bibliothécaires qui détestent voir sortir leurs bouquins.

— Vous le ramenez dans deux heures ? Je peux avoir confiance en vous ? C'est quoi votre nom et votre adresse ?

Je remercie en murmurant, bleue de trouille verte. Je tremble. Et je ne vais pas cesser de trembler le cours durant. Au point que je vais le terminer menton posé au creux de mes mains, le nez dans le texte, mon cou ne supporte plus le poids de ma tête. Je suis tétanique.

Les gosses sont effrayants, aussi grands que moi, avec les mêmes tee shirts métal que mes potes. Mais ils ne mouftent pas et prennent consciencieusement des notes dans un silence que je crois religieux.

En fait, il est consterné et apitoyé, je vais l'apprendre juste après la sonnerie.

Qui résonne enfin alors que je n'ai plus un poil de sec, mais tout de même, j'ai fait mon expli de texte, avec un brio raisonnable. Je suis assez contente de moi : je ne me suis pas évanouite, telle une de mes amies chaque fois qu'elle croise un écrivain. J'imite les gamins, je range mes affaires en vitesse avec une seule idée : fuir cet endroit le plus rapidement possible. Sauf que trois filles maquillées comme je n'ose même pas à carnaval s'approchent du bureau dans l'intention évidente de me parler.

La crise de panique remonte en flèche. Qu'est-ce qu'elles me veulent ? J'ai vraiment tout dit à propos de ce texte de merde, plus jamais je ne pourrais lire la Marquise de Sévigné sans crever de haine.

— Madame ?

— Oui ?

— C'est pour quand le bébé ?

Merde, je suis passée à travers l'inspecteur, le principal, mais les mômes eux ne se sont pas laissés abuser par le "Tank". Je bafouille.

— Fin juin ?

Genre : je sais pas, c'est pas moi, j'ai un alibi.

Elles me sourient toutes les trois, enchantées. Puis elles se regardent entre elles, poussant la "leader" à continuer.

— Sinon madame, vous êtes gentille, hein ? On voit que vous voulez bien faire, que c'est votre première fois et que vous ne vous payez pas notre tête, mais...

Glups.

— Mais on a rien capté, là, à votre marquise.

Je déglutis.

— Rien ? Du tout ?

Elles sourient encore plus fort. L'une d'entre elles prend d'autorité le livre encore posé sur le bureau. Elle l'ouvre.

— 'Voyez, là, cette phrase ?

Je hoche la tête. Je la vois bien, c'est du pur Sévigné, un monument de rosserie et de style réunis. La fille renvoie une de ses mèches décolorées en arrière. Il y a du rose dans mon souvenir, mais peut-être aussi du bleu. Elle se penche sur la page et déchiffre avec peine :

— Voyez ce mot-là, il existe même pas. Z'êtes sûre que c'est du français ?

Ses copines font chorus, elles me montrent un à un tous les mots qu'elles et leurs camarades n'ont pas compris, à savoir les deux tiers du texte. Quand elles s'attaquent à mon expli elle-même, on passe à 95 pour cent.

Je les ai trouvés bien patients mes premiers professeurs le jour de ma première leçon.

 

 

 

 

Publié dans Omphalos

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