Mayday

Publié le par Jeanne-A Debats

Mayday

Cette nouvelle est une des toutes premières que j'ai écrites.

Elle avait trouvé place dans la très belle anthologie de Nathalie Dau " Les héritiers d'Homère" aux défuntes et très regrettées éditions Argemmios.

 

 

 

Le bain est encore bien tiède. Je m’immerge jusqu’au cou, paisible, sereine, oh si sereine ! Si sirène ! Je ris doucement, très doucement. Puis je saisis l’éponge, la serre, la presse, la broie et ça coule, coule, roule, roucoule le long des parois. Je l’imprègne d’un savon aux algues dont l’odeur suave, si suave, se mêlera avec délicatesse aux senteurs salées qui envahissent la salle de bains. Il ne faut pas d’eau trop chaude, surtout. Je me suis fait un masque d'ocre, un masque d'art, un masque d'acre, d'argile ou d'alacrité.

Je frictionne doucement mes cuisses minces, minces… Mince alors ! Je chantonne pour couvrir les bruits derrière la porte. Il est là. Il fait sa valise. Un peu vite. Un peu n’importe comment. Comme tout ce qu'il fait d'habitude. Je l’entends fourrager dans les tiroirs et tout mettre en vrac dans ses bagages. Pour quelqu’un qui part avec une plus jeune, plus belle, plus riche, je trouve mon époux tout penaud, très pataud, bien piteux.

Oh, pitié ! Mais c’est tout lui, ça ! Pas même le courage de ses mauvaises actions. Avant, il se reposait sur moi pour les commettre. Il m’appelait. Mayday.

« Au secours! Mayday ! »

Et je venais à son secours. Par amour. Toujours. S’il est ce qu’il est, c’est que je suis intervenue tant de fois !

Il l’a oublié. D’ailleurs il ne m’appelle plus que Maman. Maman ?

Maman.

Moi ?!

Ma maman, ma mie, ma manie.

« Va demander à Maman ! » dit-il souvent.

Et ils viennent vers moi parce que Papa, de toute façon, est trop occupé ou donnera une réponse sans intérêt. Trop occupé à courir la gueuse, trop occupé à gérer ses affaires. Alors Maman, hein ? Maman, la tueuse de dragons, la dénicheuse de trésors, celle qui connaît les histoires secrètes, qui font si délicieusement peur, et le nom des étoiles ; qui dénoue les filets et détruit les pièges les plus subtils... Eh bien, c’est mieux, n’est-ce pas, mes chéris ?

C’est fini maintenant, je ne serai plus Mayday pour personne. Pas même pour eux, puisqu’il veut me les prendre.

J’ai les cuisses lisses, lisses ; et glisse l’eau colorée comme sur une feuille de lotus, sans laisser de traces.

« Ouvre, Maman ! »

C’est lui. Je chantonne plus fort en me rinçant soigneusement. Assise au fond de la baignoire, je noue mes cheveux qui se raidissent en tresses fines et longues, longues. Tiens, j’ai un peu de corne sous le talon ! Où est la pierre ponce ? Ah non, elle est sur le lavabo double ; un lavabo pour moi, un lavabo pour lui. Nous ne partageons vraiment plus rien, c’est tellement triste.

« Ouvre, Maman ! »

Il se répète. Il ne dit pas les mots magiques. Il n’a jamais rien compris à la magie.

« Maman, ils vont être en retard ! »

Je me laisse couler au fond pour ne plus l’entendre. Ils ne seront pas en retard. Ils ont tout le temps. Moi aussi. C’est lui qui est pressé de rejoindre son oie blanche, si blanche et millionnaire.

Il frappe à la porte comme un furieux. Qu’il est bruyant ! Il me fatigue. le masque a résisté au plongeon mais il est encore trop humide pour que je le retire. Je sors du bain. Mon pied laisse une marque pourpre sur le tapis de bain écarlate. La salle de bain est rouge et verte, c’est très beau.

« Mayday ? Ouvre, s’il te plait ! »

Ah ! Il s’est souvenu de la formule ! Ce n’est pas trop tôt. Je déverrouille en souriant :

« Entre, mon chéri ! »

 

***

 

 

Il n’entre pas. Son visage arbore une expression tout à fait drôle. Il est bien étonné ! Le rouge me va si bien ! Il fait un pas en avant et tombe. Il a marché sur une main, petite, si petite… C’est vrai que je les aie abandonnées un peu n’importe où. Les têtes, en revanche, sont bien rangées sur les étagères : côte à côte, leur regard tourné chacun dans une direction différente. C’est plus équilibré. J’ai fait attention de poser une assiette dessous, ainsi ça ne tachera pas les serviettes sur l’étagère inférieure. Cela dit, quand j’ai ouvert la gorge de nos enfants au dessus de la vasque de la baignoire, j’ai bien attendu que tout coule au fond. S’il en reste, ce ne sera pas grand-chose. Je n’aime pas le gâchis, ni les taches. Les jambes et les bras m’ont posé un problème, mais j’ai trouvé une solution pour les pieds : je les ai placés près des pattes de lion de la baignoire. C’est très amusant : de loin, on dirait qu’elle peut partir se promener.

Il ne dit rien. Il garde la bouche ouverte et son regard va de mon visage, verdi par le masque, à mes épaules rondes, si rondes – blondes arondes, entrez dans la ronde – encore marbrées de petits caillots qui s’écaillent et tombent en paillettes minuscules, minuscules…

Je me frictionne fort, très fort, parce que ça gratte un peu, maintenant.

Puis il fixe les bras et les jambes qui dépassent un peu du sac de linge sale.

Les torses démembrés sont dans l’armoire. il y avait la place.

Il gémit.

Il n’a jamais su faire que ça : gémir et gémir encore.

 

Cette fois,

qui

Vas-tu

Appeler

Au secours,

Jason,

Mon amour ?

 

Publié dans Nouvelles

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G
J'adore ! C'est doux, cruel, et délicieusement pervers. Un régal !
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J
merci, madame, c'est un honneur :)